La véritable histoire de la formule du troisième degré

Par Bibon Bibu, L3 maths fondamentales

Le XVIe siècle est une époque où l’on trouvait, en Italie, beaucoup de mathématiciens influents : parmi eux, il y a le mathématicien qui débute cette histoire, Del Ferro.

À l’époque, les mathématiciens avaient pour habitude de se défier en duel : ils soumettaient un problème à un autre mathématicien, dont eux avaient la réponse, et ils remportaient le duel si ce mathématicien échouait à trouver la solution, mais ils le perdaient si ce dernier parvenait à résoudre le problème. De ce fait, quand certains d’entre eux découvraient une formule révolutionnaire, ils la gardaient pour eux comme un avantage pour un prochain duel, plutôt que de la divulguer !

On appréciera le fait que la recherche d’aujourd’hui, en revanche, a pour principe fondamental la publication et le partage des connaissances, plutôt que le chacun pour soi de cette époque-là.

Pour mieux comprendre la découverte de Del Ferro, voici une liste d’exemples illustrant les différentes équations de degré 1, 2 et 3 :

Premier degré (x simple) :
x + 4 = 2x – 3
-5x + 3 = x + 8

Second degré (x au carré) :
x^2 –5x + 6 = 0
x^2 = x + 1

Troisième degré (x au cube) :
x^3 + 2x + 5 = 0
x^3 – 3x = 6

Alors que résoudre des équations du premier degré est enseigné au collège, on ne résout celles du second degré qu’en 1ère, grâce à la formule du second degré, ou formule quadratique. Del Ferro, lui, a été le premier à découvrir la formule du troisième degré, ou formule cubique. Comme on peut s’y attendre, il a gardé cette formule pour lui-même, mais dans ses derniers jours, il l’aurait transmise à l’un de ses apprentis au nom étrangement similaire : Del Fiore.

Une fois que Del Ferro trépassa, son apprenti Del Fiore se retrouvait avec un immense pouvoir : il était, a priori, le seul au monde à connaître cette formule, et pouvait donc défier n’importe qui d’autre en duel, même les plus grands, et gagner. Ainsi, il affronta un grand nom de l’époque : un mathématicien dont la bouche avait été transpercée par un soldat français quand il était enfant, handicapant sa parole à vie et donnant naissance à son surnom : Tartaglia, « le bègue » en italien. Del Fiore lui soumit une liste de problèmes, tous des équations du troisième degré. Il pensait alors facilement gagner le duel : après tout, il était le seul à connaître la formule. Mais après une nuit de travail, Tartaglia retrouva par lui- même la formule cubique ! Il remporta donc le duel.

Le mot se répandit que Tartaglia avait trouvé la formule du troisième degré, et ce mot atteint les oreilles d’un certain Cardan. Obsédé par la résolution des équations de troisième degré, il voulut absolument connaître la formule, et passa des mois à harceler Tartaglia pour qu’il la lui révèle. Ce dernier finit par craquer, et la lui donna en lui faisant signer un contrat l’obligeant à garder le secret. Mais par la suite, Cardan publia cette formule en déclarant que c’était la sienne : l’histoire lui a tristement donné raison, car cette formule est aujourd’hui célèbre sous le nom de formule de Cardan, et non de Tartaglia.

Cardan rejoint donc la longue liste des scientifiques qui ont en partie usurpé leur réputation, comme Newton, qui aurait beaucoup emprunté à Hooke sur la gravitation, et plus récemment Luc Montagnier, célèbre pour sa découverte sur le virus du sida et son Nobel, alors que le nom de Françoise Barré-Sinoussi, tout autant responsable et également décorée, a presque été éclipsé.

Mais le prix du Cardan moderne revient peut-être à Elon Musk, faux génie et inventeur de technologies qu’il a en réalité toujours rachetées et jamais créées. Cardan avait au moins le mérite d’être un vrai mathématicien.

Cependant, cette histoire a une suite, car Cardan demanda de l’aide à Bombelli, un de ses collègues, car cette formule semblait avoir un point mort : cette interaction a donné naissance à ce que l’on appelle aujourd’hui les nombres imaginaires, mais pour mieux la comprendre, il faut introduire quelques notions mathématiques.

Une équation du troisième degré, formellement, s’écrit ainsi :

x^3 + …x + … = 0 (où il faut remplir les trous par des nombres quelconques).

Si l’on renomme les trous, on a : x^3 + ax + b = 0 où a et b sont des réels (1).

La formule que Del Ferro et Tartaglia ont découvert permet donc de résoudre ces équations, c’est-à-dire de trouver toutes les valeurs de x qui satisfont l’égalité (2). Pour vérifier que cette formule fonctionnait correctement, Cardan l’essaya au hasard sur plusieurs équations, avant que l’équation suivante ne lui pose problème :

x^3 = 15x + 4

Une solution de cette équation est x = 4, ce qui veut dire que si on remplace x par 4, on a :

4^3 = 15 * 4 + 4

C’est–à–dire 64 = 64 : l’égalité est satisfaite.

Pourtant, en essayant de résoudre cette équation, on n’obtient pas directement x = 4, mais un résultat bien plus compliqué et en apparence illogique :

x = cbrt( 2 + sqrt(–121)) + cbrt( 2 – sqrt(–121))

Les termes sqrt(–121) posent problème car on ne peut pas prendre la racine carrée d’un nombre négatif. (3) Cependant, Bombelli eut une idée : pourquoi pas autoriser l’existence de telles racines carrées ?

Dans ce cas, on pourrait écrire sqrt(–121) = 11 * sqrt(–1), et continuer le calcul (4). On obtient ainsi :

x = 2 + sqrt(–1) + 2 – sqrt(–1)

Ainsi, le nombre scandaleux sqrt(–1) disparaît, car un nombre soustrait à lui-même vaut toujours 0, et x = 2 + 2 = 4 : on obtient le bon résultat, alors même que la technique utilisée est interdite ! Bombelli serait le premier mathématicien à avoir envisagé l’existence de racines carrées de nombres négatifs, des nombres au-delà des réels, ce qui a mené à l’émergence des nombres imaginaires que l’on connaît aujourd’hui. Le plus célèbre de ces nombres, i, a en effet cette propriété : i^2 = – 1, que l’on écrit parfois i = sqrt(–1) (5).

Notes techniques :

1- En réalité, la forme générale d’une équation du troisième degré est plus complexe :

ax^3 + bx^2 + cx + d = 0.

Cependant, en remplaçant x par y – b/(3a), puis en divisant par le coefficient en x^3, on retrouve la forme simplifiée que je présente, avec y comme inconnue. Une fois qu’on a trouvé y, on peut donc trouver x.

2- La formule elle-même ne donne qu’une seule solution de l’équation, sachant qu’il y a jusqu’à 3 solutions possibles. Cependant, si on a déjà une solution, par exemple 2, on peut factoriser l’équation par (x – 2) et obtenir une équation du second degré, dont la résolution est plus simple. Dans l’exemple, puisqu’on trouve x = 4, on a :

x^3 – 15x – 4 = (x – 4) (x² + 4x + 1) . On résout l’équation du second degré qui apparaît alors, et on a : x = – 2 + sqrt(3) et x = – 2 – sqrt(3), soit environ -0,27 et -3,73. Ainsi, on résout entièrement l’équation d’origine.

3- + fois + donne +, et – fois – donne +. Ainsi, peu importe le nombre, son carré est positif : il n’y a donc pas de nombre réel dont le carré soit négatif, et la « racine carrée d’un nombre négatif » ne peut donc à priori pas exister.


4- On peut factoriser sous les racines cubiques : 2 + sqrt(–121) = (2 + sqrt(–1))^3, et 2 – sqrt(121) = (2 – sqrt(–1))^3. Le cube et la racine cubique s’annulent alors.

5- Même si cette notation a ses avantages, elle est techniquement abusive, car la racine carrée classique ne s’applique rigoureusement que sur les nombres positifs. Cependant, i^2 = – 1 est une écriture correcte.